jeudi 10 septembre 2015

[Livre] Réparer les vivants de Maylis De Kerangal

Gallimard - Folio, 2015
300 pages
Date de parution originale : 2 janvier 2014

Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d'accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l'amour.

18/20

Je ressens cette impression de vouloir dire plein de choses tout en ne sachant pas comment les formuler. Ce roman m'a pris par surprise, il m'intriguait mais je n'en attendais rien. Je ne m'attendais pas à ce que son histoire me percute aussi violemment.

Lire les premières pages de Réparer les vivants, c'est accepter d'être pris dans l'engrenage, accepter de devenir spectateur, heure après heure, du chamboulement de nombreuses vies, du processus incroyablement complexe du don d'organes et de la transplantation cardiaque. 
« Ils sont l'ombre d'eux-mêmes aurait-on dit pour les décrire, la banalité de l'expression relevant moins de la désagrégation intérieure de ce couple que soulignant ce qu'ils étaient encore le matin même, un homme et une femme debout dans le monde, et à les voir marcher côte à côte sur le sol laqué de lumière froide, chacun pouvait saisir que désormais ces deux-là poursuivaient la trajectoire amorcée quelques heures auparavant, ne vivaient déjà plus tout à fait dans le même monde que Cordélia et les autres habitants de la Terre, mais effectivement s'en éloignaient, s'en absentaient, et se déplaçaient vers un autre domaine, qui était peut-être celui où survivaient un temps, ensemble et inconsolables, ceux qui avaient perdu un enfant. »
On vit l'histoire au côté de personnages avec lesquels l'empathie ne se fait pas attendre. Dès le début, on est pris dans la toile. On nous les présente tous, leur nom d'abord, puis leur vie, par des anecdotes, ces détails qui semblent insignifiants et, au contraire, ces autres détails qui font tout. 
Et puis, on nous présente également le côté plus médicalisé de l'événement. Les formalités, les processus, les opérations. Le mécanisme alambiqué de reconstruction d'un corps par un autre. On en apprend beaucoup, mais, et c'est un aspect du roman que j'ai beaucoup apprécié, l'auteur veille à ne jamais faire un constat froid et médical de la situation. Il y a une facette très humaine dans cette histoire. C'est un drame pour certains, une lueur d'espoir pour d'autres, et tous restent humains et c'est avec profondément d'humanité que le sujet est traité. 
« Si c'est un don, il est tout de même d'un genre spécial, pense-t-elle. Il n'y a pas de donneur dans cette opération, personne n'a eu l'intention de faire un don, et de même il n'y a pas de donataire, puisqu'elle n'est pas en mesure de refuser l'organe, elle doit le recevoir si elle veut survivre, alors quoi, qu'est-ce que c'est ? La remise en circulation d'un organe qui pouvait encore faire usage, assurer son boulot de pompe ? »
Si l'écriture de Maylis de Kerangal me laissait songeuse au début par sa nature très dense (de longues phrases aux nombreuses propositions qui s'étirent inlassablement, pouvant même, parfois, faire la taille d'une page entière), ce style effréné nous entraîne sans relâche dans ces quelques jours décisifs avec une poésie et un sens réflexif qui m'ont beaucoup impressionnés. L'écriture est consistante mais on s'y noie allègrement.
« Un pan de sa vie, un pan massif, encore chaud, compact, se détache du présent pour chavirer dans un temps révolu, pour y chuter, et disparaître. Elle discerne des éboulements, des glissements de terrain, des failles qui sectionnent le sol sous ses pieds : quelque chose se referme, quelque chose se place désormais hors d'atteinte - un morceau de falaise se sépare du plateau et s'effondre dans la mer, une presqu'île lentement s'arrache du continent et dérive vers le large, solitaire, la porte d'une caverne merveilleuse est soudain obstruée par un rocher -; le passé a soudain grossi d'un coup, ogre bâfreur de vie, et le présent n'est qu'un seuil ultramince, une ligne au-delà de laquelle il n'y a plus rien de connu. La sonnerie du téléphone a fendu la continuité du temps, et devant le miroir où se fixe son image, les mains cramponnées au lavabo, Marianne se pétrifie sous le choc. »
Réparer les vivants est de ces romans qui frappent, tant par leur sujet qui mérite d'être abordé que par la façon dont ceux-ci sont traités. Le réalisme qui se dégage de l'histoire est tel, que j'en ai souvent pleuré, heurté par la sincérité des mots que j'avais sous les yeux, par la violence et la douleur de la perte, la difficulté d'accepter un processus comme le don d'organes (que ce soit pour les proches du donneurs ou pour le receveur d'ailleurs). 
Cette lecture commune du mois de septembre sur Booknode est un vrai livre coup de poing. Il m'a touché, m'a fait réfléchir et va me rester à l'esprit un moment.



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